Passer du tout-en-ligne au commerce physique représente un tournant majeur pour les acteurs du numérique, et Shein n’échappe pas à la règle. Comme l’explique Salomée Ruel, professeure en logistique et management de la supply chain, dans une tribune pour The Conversation, le succès du géant chinois repose sur une chaîne logistique mondiale ultra-flexible, centrée sur la Chine et fondée sur la production en micro-lots et l’expédition directe à bas coût.
Or, l’ouverture de ses premiers magasins en France impose à Shein de repenser entièrement ce modèle, en passant d’une organisation « sans frontières » à une logistique localisée, adaptée aux exigences du commerce physique.
Une mutation qui, selon Salomée Ruel, constitue une véritable rupture logistique, où l’enjeu pour Shein sera de concilier agilité, résilience et robustesse dans un environnement bien différent de celui du tout-digital.
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Passer de la vente 100 % en ligne à la vente en magasin n’est pas chose si aisée. Cela nécessite de revoir l’ensemble de sa logistique.
Le géant de l’ultrafast fashion, Shein, a bâti son succès sur une chaîne logistique mondiale « sans frontières », mais bel et bien centrée sur la Chine, un pays clé pour la plupart des chaînes logistiques mondiales. Au cœur de son modèle économique se trouvent la production par micro-lots, l’expédition directe à bas coût et l’agilité extrême dans la création et la diffusion de nouveaux produits pour coller aux tendances des réseaux sociaux.
L’annonce de la vente de produits de cette marque dans six magasins en France, une première mondiale pour la marque, change radicalement la donne… et pas seulement d’un point de vue marketing. C’est une véritable rupture logistique qui se joue.
Pour passer du modèle « ultra-flexible, centré sur la production « à la demande », à un modèle « semi-physique avec stocks localisés », la viabilité de cette nouvelle chaîne logistique, et donc de son modèle économique, dépend de la capacité de Shein à maintenir l’équilibre entre résilience, agilité et robustesse.
Un tournant à haut risque
Migrer d’un modèle de pur player (100 % en ligne) à celui de la vente en boutique impose de nouvelles contraintes : constituer des stocks avancés en France (ou à proximité), gérer les flux omnicanaux (qui mêlent les flux vers les boutiques et l’e-commerce), organiser les éventuels retours (problèmes de taille…), anticiper la demande locale afin de maximiser les ventes et éviter d’avoir à gérer des invendus ou les minimiser.
Tout l’inverse ou presque du « modèle historique » de Shein, celui de l’agilité extrême, caractérisée par peu de stocks, une production selon la demande et des délais courts de création et de production.
Cette nouvelle stratégie pourrait bien se heurter aux réalités du retail traditionnel : coûts fixes, délais d’acheminement, surstocks, obsolescence… Autrement dit, Shein devra désormais composer avec la rigidité physique du point de vente. Cette mutation logistique, au-delà de la stratégie marketing, mérite qu’on s’y arrête.
Une logistique historiquement centralisée
Shein a prospéré grâce à une organisation hypercentralisée, avec une production majoritairement basée dans le sud de la Chine et des expéditions directes vers les clients européens sous format de colis.
Ce modèle lui permettait d’éviter les coûts d’entreposage et de produire en fonction de la demande. Un article n’était fabriqué qu’après l’apparition d’une tendance en ligne, notamment sur les réseaux sociaux.
L’ouverture de boutiques physiques change tout. Pour alimenter ces « corners » annoncés à Paris, à Dijon (Côte-d’Or), à Reims (Marne), Grenoble (Isère), Angers (Maine-et-Loire) et Limoges (Haute-Vienne) au sein du BHV ou aux Galeries Lafayette, l’entreprise devrait disposer de stocks tampons à proximité, probablement dans des entrepôts situés en France ou dans un pays limitrophe. Shein entre dans un champ d’équations nouvelles : livraisons régulières aux magasins, gestion du « dernier kilomètre » (avec notamment les difficultés de livraison en hypercentre), retours croisés entre les achats effectués en e-commerce et en boutique… Autant de contraintes qui augmentent les coûts et allongent les délais.
Or, Shein c’est avant tout des prix bas et des délais serrés. Cette réorganisation peut supposer de nouvelles infrastructures comme des entrepôts régionaux, des systèmes d’information capables d’assurer la visibilité des stocks en temps réel, et des flux de transport réguliers entre hubs logistiques et points de vente. Ces ajustements logistiques risquent de réduire l’agilité qui faisait la force du modèle initial…
Ira-t-elle jusqu’à décevoir les clients en boutique ?
Des précédents éclairants
Shein n’est pas la première entreprise à franchir le pas du physique. Aux États-Unis, Amazon, qui avait longtemps juré ne jamais ouvrir de magasins, a finalement lancé en 2018 ses enseignes Amazon Go, avant d’en fermer près de la moitié à partir de 2023.
C’est la preuve que la gestion opérationnelle du physique (stocks, personnel, emplacement) peut peser lourd même pour un géant du numérique.
Plusieurs marques françaises, dites digital natives, ont expérimenté cette transition. Cabaïa, connue pour ses sacs et accessoires personnalisables, a débuté comme pure player avant d’ouvrir des boutiques en propre et des corners dans les gares et centres commerciaux.
Ce virage a nécessité une refonte logistique complète de la constitution de stocks régionaux, à l’adaptation des flux entre le site web et les points de vente, en passant par la synchronisation des références pour éviter les ruptures ou doublons d’inventaire.
La marque reconnaît que la prévision de la demande locale et la logistique de réassort ont été les plus grands défis de cette expansion.
Autre exemple, le Slip français, pionnier du Made in France digital, a lui aussi multiplié les boutiques physiques pour renforcer la proximité avec les clients.
Cette stratégie a entraîné des investissements en entrepôt, en personnel et en systèmes d’information, nécessaires pour assurer une cohérence entre le stock en ligne et celui en magasin, tout en maintenant la promesse du local et du circuit court.
Ces expériences montrent que passer du digital au physique, via une transition multicanale, ne consiste pas seulement à ouvrir une boutique. Cela implique de repenser la chaîne logistique dans son ensemble : prévisions, entreposage, transport, gestion de stocks… et même durabilité (si cela est un objectif de Shein !). Shein, avec son modèle fondé sur la vitesse et la dispersion mondiale, se retrouve confrontée à des défis similaires… mais à une échelle sans commune mesure.
Un « stress-test » logistique grandeur nature
L’implantation de Shein en France est un test grandeur nature pour son modèle logistique. Si l’entreprise parvient à articuler e-commerce et commerce physique sans compromettre sa rapidité et ses marges, elle pourrait redéfinir les standards de l’ultrafast-fashion… Mais la probabilité inverse est tout aussi plausible : que les rigidités du retail viennent brider l’agilité et révéler les limites d’un modèle conçu pour l’instantanéité numérique.
L’expérience française devrait donc servir en quelque sorte de laboratoire logistique. Soit Shein réussit à hybrider ses flux mondiaux avec des capacités locales efficaces, soit cette transition exposera la fragilité structurelle d’une fast-fashion devenue trop rapide pour le monde physique. En définitive, plus qu’une simple diversification commerciale, cette implantation marque l’entrée de Shein dans une nouvelle ère, celle où l’optimisation logistique devient la clé de sa nouvelle expansion.
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